• Afghanistan : chronique d’une défaite organisée

    Afghanistan : chronique d’une défaite organisée

    par Charles Bwele

    À l’échelle d’un parcours personnel, d’un projet immobilier ou d’un conflit, neuf années représentent plus que du long terme. Que s’est-il donc passé durant cette décennie pour que l’OTAN devienne autant obsédé par ce théâtre afghan ?

    Électrosphère

    Douleurs, colères et révision

    Malgré ses motivations ou ses prétextes, malgré nos filtres médiatiques et nos prismes analytiques (télévision, presse, internet, littérature), la guerre est la plus sale, la plus brutale et la plus funeste des activités humaines.

    Officier, expert en stratégie, homme politique, blogueur ou lecteur d’AGS, que ressentiriez-vous en apprenant que votre fils a été démembré par un obus ou en reconnaissant le corps carbonisé de votre fille ? Sa vocation militaire a certes fait votre fierté mais oseriez-vous expliquer et justifier sa mort en regardant sa mère droit dans les yeux ? Ce genre d’expérience – la mort d’un fils/d’une fille au combat – est de celle qu’on ne peut comprendre qu’en l’ayant soi-même vécue.

    Malheureusement, l’analyse stratégique – y compris dans ce webzine – élude grandement ces charges émotionnelles. Pourtant, celles-ci dicteront des comportements bien réels au sein de l’opinion qui, tôt ou tard, questionnera sévèrement voire furieusement la légitimité de la guerre et reverra de facto (à la baisse ?) sa relation avec les corps politique et militaire. Nous comprendrons pourquoi.

    Guerre, arnaques et trahisons

    Par bien des aspects, la guerre d’Afghanistan ressemble énormément à un jeu de poker menteur dans lequel tout est faussé, vicié et piégé d’avance.

    L’impossible alternative politique

    Entre un narco-état féodal et une délirante tyrannie islamiste – la cohabitation entre ces deux frères ennemis n’étant point envisageable, l’OTAN avait choisi la première option en espérant polisser celle-ci. Aujourd’hui, tout le monde s’accorde sur un point fort : sous ses airs de grand-oncle bienveillant et avisé, le président Hamid Karzaï est devenu un problème aussi sérieux que les Talibans, les élections afghanes grossièrement truquées ne font qu’aggraver son cas.

    Parallèlement, ses adversaires talibans ont vite (re)découvert les vertus économiques du pavot. Cette lucrative agriculture est-elle conforme aux préceptes de l’Islam ? Dans tous les cas, les marchés transnationaux de la drogue et les milieux « branchés » plus à l’ouest ne s’en plaindront pas.

    L’impossible situation tactique

    Frappes aériennes, moyens militaires supplémentaires, redéploiements stratégiques tous les six mois ou presque, victoires tactiques. Rien n’y fait : l’insurrection talibane semble chaque jour plus résiliente, plus  active et plus insaisissable. Paradoxalement, d’autres sources militaires – européennes, en particulier – décrivent une situation tactique ayant évolué depuis peu en légère faveur de la FIAS. Ces discours contradictoires étaient déjà légion depuis 2003. Leur récurrence traduit peut-être des divergences assez marquées dans l’appréhension de la situation tactique globale, tant au sein d’une même coalition que d’une même armée. Au final, qui croire dans cette cacophonie ?

    Les statistiques sont moins équivoques : de 2005 à 2009, le nombre de soldats OTAN tués et de véhicules détruits, de surcroît par des EEI (engins explosifs improvisés) ne cesse d’augmenter. Espérons qu’il en soit autrement en 2010. Autre faiblesse de l’OTAN et non la moindre : ses modes opératoires sont peu ou prou prévisibles ou transparents à ses adversaires.

    L’impossible continuum entre le politique et le militaire

    Maints rapports font état de la prégnance de gouvernements-fantômes talibans dans plus de trois quarts des provinces afghanes. Vrai ou faux, il n’est rien d’étonnant à ce que les bavures militaires de l’OTAN, l’illégitimité du gouvernement afghan, la corruption flambante de son administration et les images d’un président entouré de contractors occidentaux offrent une écrasante victoire psychologique et politique aux Talibans et à leurs alliés d’Al-Qaïda qui n’en demandaient pas tant. Dès lors, la fameuse « conquête des coeurs et des esprits » tant prônée par les théoriciens de la contre-insurrection est tuée dans l’oeuf.

    Question à 9 mm : que vaut une supériorité militaire ou une succesion de victoires tactiques – pour peu qu’elle soit solide et durable – sans ses pendants psychologique et politique ? N’est-ce pas précisément sur ces terrains que les alliés essuient jour après jour une défaite proprement cuisante ?

    La situation est d’autant plus difficile pour l’OTAN face à des Talibans qui, à l’inverse, peuvent se passer de victoires tactiques. Il leur suffit de faire de temps à autre très mal aux troupes de l’OTAN pour consolider leur avantage psychologique. D’une certaine façon, leur stratégie s’accomode autant de l’ombre que de la lumière.

    L’impossible société afghane

    Malgré tous les efforts déployées par la FIAS pour cerner autant que possible « le terrain humain », les subtilités et les frontières invisibles de la société afghane sont encore un langage extraterrestre pour des armées versant dans une culture très technique et très tactique.

    Comme dans beaucoup de régions pauvres du monde (Afrique, Moyen-Orient, Asie), les attitudes des individus et des communautés sont très fluctuantes ou multiples car nécéssaires à la survie – physique comme sociale – dans un environnement où les rivalités ethniques, l’économie parallèle, la corruption et la misère économique sont les seules lois. Cette « schizophrénie contrôlée » est aussi le propre des sociétés gangrénées par la violence à tout crin et l’extrême pauvreté. Pour l’observateur extérieur notamment occidental, ces attitudes changeantes ou multiples sont très souvent interprétées comme de l’hypocrisie, de l’imprévisibilité ou toute autre forme de déloyauté. La projection interculturelle n’est pas encore au programme des formations militaires : il y a trop de nations et de peuples à étudier !

    En outre, comment reprocher à un chef de village de revoir ses accointances ou ses alliances alors qu’il doit enterrer les cadavres encore fumants de ses cinquante voisins ? Apparemment, un F-16 ou un Predator est passé par là.

    L’impossible action des sociétés militaires privées

    Les condotierre en lunettes solaires sont devenus les armées bis des États-Unis et du Royaume-Uni. Toutefois, leur rôle en Afghanistan suscite de plus en plus d’interrogations et de suspicions. Ces sous-traitants de guerre n’auraient-ils pas tendance à préférer des solutions peu optimales (opérations, sécurité, logistique, etc) précisément pour raisons d’économie et/ou à entretenir quelques facteurs locaux de conflits ou d’insécurité afin que leurs clients reconduisent leurs contrats commerciaux ?

    L’impossible coordination inter-organisations

    Comment établir une cohérence stratégique et opérationnelle entre FIAS, Enduring Freedom, Union Européenne, Nations-Unies et agences liées, SMP, ONG et seigneurs locaux de guerre ? Comment concilier stabilisation, sécurisation, reconstruction, contre-insurrection et contre-terrorisme ?

    Cette concentration inédite d’acteurs aux visées plus ou moins divergentes, de surcroît dans ce seul et même théâtre afghan, nuira longtemps et gravement à toute tentative de « coordinaction » globale, peu importe les silences auto-censeurs des uns et les déclarations d’intention des autres.

    L’impossible allié pakistanais

    Entre la main visible de ses services secrets, le soutien financier américain, l’instrumentalisation des Talibans et/ou d’Al-Qaïda, un contexte social et politique proprement explosif et la nécéssité de préserver des équilibres ethniques – notamment en faveur des Pachtounes – sur la zone Af-Pak, le Pakistan navigue entre d’incendiaires dilemnes cornéliens. L’OTAN n’a plus qu’à espérer que cette grenade dégoupillée ne fasse tout exploser dans la région.

    L’impossible et probable guerre des perceptions

    Celle qui se déroule dans les filigranes freudiens, jungiens et passablement « huntingtoniens » des consciences ou des inconsciences collectives. L’idée que quelques gaillards enturbannés simplement armés de mitraillettes, de RPG et d’EEI puissent l’emporter à l’usure sur une coalition d’armées hi-tech relève pour ces dernières d’une véritable humiliation. De quoi leur infliger un traumatisme aux séquelles durables, de quoi galvaniser tous les « petits djihadistes » en sommeil. Et si les graines de guerres hybrides ou irrégulières de par le monde n’attendaient que cette poignée d’engrais afghans pour éclore ?

    Tels sont les plus grands numéros de la roulette afghane. Les jeux sont défaits, rien ne va plus !

    Surtout, ne le dites pas trop fort. Protégez jalousement votre carrière et votre crédibilité en faisant clairement savoir à votre supérieur hiérarchique, à votre rédacteur-en-chef ou à votre directrice de recherches que « ça vaut la peine de persévérer en Afghanistan, les choses ne sont pas totalement hors de contrôle, des victoires tactiques ont régulièrement cours et d’immenses opportunités sont encore ouvertes ».

    Dans le brouillard grisâtre de l’information de guerre, cet argumentaire réconfortant comporte probablement une part de vérité. Cependant, je crains également l’automatisme censeur tacitement consenti par tous.

    La complexité, ennemi intime de l’OTAN

    Lors de la première guerre du Golfe, les armées américaines et européennes affrontaient une autre armée conventionnelle configurée selon un modèle russe. La doctrine Powell et la stratégie Schwarzkopf firent le reste en deux temps trois mouvements. Dans les Balkans, l’OTAN eut rapidement le dessus face à une armée serbe qui, malgré ses tentatives d’hybridation ou de paramilitarisation à sa périphérie, demeurait une force conventionnelle typiquement centre/est-européenne. Dans un cas comme dans l’autre, quelques réadaptations et mises à jour des doctrines et des stratégies sédimentées durant la guerre froide suffirent pour assurer une incontestable victoire contre les appareils politiques/militaires irakien et serbe.

    En Afghanistan, l’OTAN affronte ce qui est à la fois une guerre irrégulière et une crise complexe permanente à tous les niveaux : géopolitique, stratégique, socioculturel, narcotique, psychologique et religieux.

    L’échec du sommet de Copenhague a amplement démontré l’incapacité des états modernes à gérer des crises complexes. Ceci est d’autant plus vrai pour ces mêmes états et leurs armées lorsqu’il s’agit d’un conflit irrégulier doublé d’une crise complexe permanente qui, dans le cas afghan, trouve ses racines contemporaines dans les années 60-70.

    Forgé dans les certitudes bipolaires de la guerre froide, l’OTAN a développé une extraordinaire science de la guerre dans laquelle priment l’approche linéaire, les lignes d’opération, l’analyse séquentielle et les résultats quantifiables. Sur le théâtre afghan, les multiples dimensions du pays réel sont étroitement imbriquées ou fusionnées, et revêtent autant d’importance que la seule dimension militaire. Sans pour autant négliger ses capacités conventionnelles, l’OTAN doit donc se forger un art croisé de la conduite de guerre et de la gestion de crises.  Dès lors, pourquoi ne pas muter en forces hybrides « à la schizophrénie contrôlée, capables à la fois d’analyser, de ressentir et de pressentir le terrain ? »

    Cette transformation cognitive des armées est, à mes yeux, plus à portée d’une Europe riche de diverses cultures, langues et histoires. Ainsi, ses armées seraient mieux adaptées ou mieux adaptables aux exigences non-militaires des futures contre-insurrections (ou assimilables) dans quasiment n’importe quel coin du globe. Vivement que le Vieux Continent pousse les feux dans cette direction…

    Si la COIN est un début positif en ce sens, elle n’est encore qu’au stade cosmétique ou exosquelettique dans les doctrines de l’OTAN et de ses armées respectives. Je doute qu’il en soit autrement avec les générations actuelles de hauts gradés certes expérimentés mais dont les compétences désormais cristallisées entravent ou anihilent quelque « esprit révolutionnaire ». Explications.

    En effet, malgré leurs incontournables trésors des savoirs accumulés, les professionnels expérimentés de tout poil sont rarement ceux qui produisent des concepts férocement novateurs. Ceci vaut également pour les capitaines d’industrie et pour les scientifiques chevronnés. Einstein n’avait pas été nobellisé pour sa théorie de la relativité, par trop choquante pour ses pairs, mais pour ses hypothèses un peu plus coulantes sur la nature corpusculaire de la lumière. Par la suite, il éprouva d’énormes difficultés à pleinement appréhender la physique quantique de Bohr, de Feynman, de Heisenberg et consorts.

    Ne blâmons point les hauts gradés, les capitaines d’industrie ou les scientifiques chevronnés pour cette incapacité : s’éloigner ou rompre de son noyau de compétences pour forger un paradigme révolutionnaire et/ou les sous-ensembles inhérents exige à la fois du travail acharné, une constante remise en question de sa carrière et de soi-même, une bonne dose de chance et, peut-être, un don auparavant inexploité. D’où l’immense difficulté à esquisser des solutions claires et percutantes au problème afghan, et ce, malgré la profusion d’excellentes analyses stratégiques qui se boivent plus qu’elles se lisent.

    Pour ceux qui ne le savent pas, la fameuse contre-insurrection (COIN) telle qu’on l’entend actuellement n’a rien d’une innovation majeure, c’est un corpus théorique d’inspiration essentiellement française, savamment réactualisé et mis en oeuvre sur les théâtres irakien et afghan par d’affables et perspicaces officiers anglo-saxons. Même le Général Petraeus (né en 1956) reconnaît que sa génération « a été formée pour détruire des chars soviétiques avec nos hélicoptères. Une formation inutile dans la lutte moderne contre le terrorisme. »

    Cette COIN suffira-t-elle à braver les entreprises virtuelles agiles que sont les Talibans Af-Pak et leurs alliés d’Al-Qaïda ? Une part de moi en doute sérieusement, l’autre l’espère vivement.

    Comme je l’avais déjà évoqué dans le guide du terroriste urbain, l’état moderne et son armée conventionnelle sont tout le contraire d’une entreprise virtuelle agile : des machines bureaucratiques et hiérarchiques intrèsèquement tâtillonnes, mues par des enchaînements d’inerties et consubstantiellement rétentrices d’informations. De telles mécaniques éprouvent inéluctablement des difficultés herculéennes voire sisyphiennes à combattre des entités à la fois nomades, sédentaires, redondantes et remarquablement coordonnées.

    De l’illusion à la cécité

    Quand les barbares germaniques aperçurent les légions romaines construire un pont fluvial de bois en moins d’une semaine, ils se réfugièrent dans les montagnes. Plus tard, Rome fit preuve d’inertie et d’inaptitude face aux mêmes barbares qui écrasèrent sa meilleure légion et sabotèrent patiemment son réseau impérial d’aqueducs. L’Europe fut littéralement hypnotisée et assommée par la puissance et la rapidité du Blitzkrieg. Quelques années plus tard, l’Allemagne nazie délaissa sa défense territoriale et ne put rien faire contre les vagues incessantes de bombardiers B-17 dans son ciel. Pire : malgré les avertissements répétés de ses espions, elle fut complètement insensible aux statistiques astronomiques de la production militaro-industrielle américaine. Que dire de la  vaine supériorité tactique et technique de l’US Air Force, de l’US Navy et de l’US Army face à une guérilla vietnamienne nettement plus rusée sur les plans psychologique et politique ?

    Autres temps, autres guerres, autres circonstances. Gardons-nous de tout déterminisme mais n’oublions jamais les leçons de l’histoire.

    Car vient toujours un moment où un appareil politique et militaire d’abord trop confiant sur ses capacités, s’enferme d’autant plus dans son canevas stratégique sous la pression combinée d’événements complexes et d’un ennemi lui infligeant une innovation ou une révolution stratégique. Peu à peu, « les logiciels politiques et militaires » se cloîtrent dans leur confort intellectuel puis tournent en boucle sans s’en rendre compte. Dans leur entêtement à poursuivre la guerre, ils deviennent sourds et aveugles aux signaux avertisseurs, se persuadent de la justesse de leurs décisions et actions et s’embourbent en toute splendeur.

    Questions à un billet aller/retour Bruxelles-Kaboul : l’OTAN est-elle exempte de tels « bogues » ? Et si les énièmes grandes offensives contre les Talibans n’avaient que très peu ou aucun effet, jusqu’où peut-elle ou doit-elle s’obstiner ?

    Au risque très élevé de m’attirer quelques foudres, les guerres me semblent finalement bien plus faciles à décrypter ou à mener avec un glaive Intel et un bouclier Windows. Ce qui, en toute sincérité, n’est pas nécéssairement une bonne chose.


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