• Lockheed Martin : "Big Brother" militaro-industriel américain

    Lockheed Martin : "Big Brother" militaro-industriel américain

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    Avez-vous remarqué que Lockheed Martin, le géant de l’armement, vous suit partout ? Non ? Alors, c’est que vous n’avez pas fait trop attention. En d’autres termes, si vous avez une vie, il y a des chances que Lockheed Martin en fasse partie. 

    Lockheed Martin.pngIl est vrai que Lockheed Martin ne gouverne pas vraiment les Etats-Unis mais parfois c’est tout comme. Après tout, la société a reçu 36 milliards de dollars de contrats du gouvernement [américain] pour la seule année 2008, soit plus que n’importe quelle autre société dans toute l’histoire des Etats-Unis. Elle travaille à présent pour plus d’une vingtaine d’organismes gouvernementaux, depuis le ministère de la Défense et le ministère de l’Energie jusqu’au ministère de l’Agriculture et l’Agence de Protection de l’Environnement. Elle participe à la collecte et à l’analyse de renseignements pour le compte de la CIA, du FBI, du fisc (Internal Revenue Service, IRS), de l’Agence de sécurité nationale (NSA), du Pentagone, du Bureau du recensement, de la Poste.

     

    Ah oui, et puis Lockheed Martin a aussi participé à la formation des gentils agents de sécurité qui vous palpent à l’aéroport. Naturellement, l’entreprise produit des bombes à fragmentation, conçoit des armes nucléaires, et fabrique le F-35 Lightning (un avion de combat cher et peu performant, dont la production connaît des retards importants et qui doit pourtant être acheté dans plus d’une dizaine de pays) – la liste est longue en matière d’armement. Mais depuis quelque temps, l’entreprise ne se contente plus d’être un marchand d’armes classique : elle mène sa propre politique étrangère ; cela passe par le recrutement d’interrogateurs pour les prisons américaines à l’étranger (dont Guantanamo à Cuba et Abou Ghraib en Irak), l’organisation d’un réseau de renseignement privé au Pakistan, ou encore une participation à la rédaction de la constitution afghane.


    Un futur gouvernement à but lucratif ?

    Si cela ne vous suffit pas, pensez simplement à la taille de Lockheed Martin. L’entreprise reçoit un dollar sur 14 distribués par le Pentagone. Ses contrats avec le gouvernement, si l’on y pense, reviennent à un "impôt Lockheed Martin" de 260 dollars par foyer fiscal américain, aucun autre marchand d’armes ne dispose d’autant d’argent pour défendre ses intérêts. Pour la seule année 2009, l’entreprise a dépensé 12 millions de dollars en opérations de lobbying à destination du Congrès et en donations à des partis politiques. Il ne faut pas s’étonner si Lockheed Martin est le principal contributeur de la campagne du nouveau président de la commission de la défense de la Chambre des Représentants, le Républicain californien Howard P. McKeon (surnommé Buck), à qui elle a donné plus de 50.000 dollars lors de la dernière élection. Elle figure aussi parmi les principaux donateurs en faveur du sénateur démocrate de Hawai, Daniel Inouye, puissant président de la commission d’affectation des finances du Sénat, qui se qualifie lui-même de "gars le plus sympa du Congrès américain".

    Si l’on ajoute à cela que Lockheed Martin a 140.000 employés et se dit implanté dans 46 Etats des Etats-Unis, la puissance de cette entreprise commence à apparaître plus clairement. Même si ses activités de lobbying restent le plus souvent cantonnées dans les bornes de la légalité la plus stricte, l’entreprise a tout de même un beau palmarès en matière d’infractions à la loi : elle est en tête de la base de données des "entreprises fautives" constituée par la "Project on Government Oversight", association de surveillance basée à Washington [qui suit de près les dérives des entreprises ayant des marchés avec l’Etat].


    Si vous avez une vie, il y a des chances que Lockheed Martin en fasse partie

    Comment se fait-il que Lockheed Martin soit devenu davantage qu’un simple fournisseur de l’Armée ? La société a commencé à se diversifier hors du secteur de l’armement au début des années 1990. A cette époque, le bon vieux Lockheed (qui n’avait pas encore fusionné avec Martin Marietta) a acheté Datacom Inc., un prestataire de services aux collectivités gouvernementales et locales, et en a fait le noyau d’une nouvelle entité, Lockheed Information Management Services (IMS). A son tour, l’IMS a réussi à obtenir des contrats dans 44 Etats et dans plusieurs pays étrangers, pour des tâches allant du recouvrement des amendes de stationnement et des péages à la gestion de stages destinés à remettre les bénéficiaires d’aides sociales au travail, en passant par la chasse aux "papas mauvais payeurs" [ne payant pas la pension alimentaire de leur enfant]. Il en a résulté un certain nombre d’échecs qui ont fait du bruit, mais bon, on peut se tromper, non ?

    Sous la pression de Wall Street qui l’enjoignait de se recentrer sur son métier fondamental – les instruments de destruction – Lockheed Martin a revendu IMS en 2001. Cependant, le goût pour les activités non liées à l’armement – surtout le recueil et l’analyse de données – lui était resté et l’entreprise se tourna donc vers le gouvernement fédéral, qui lui accorda rapidement des marchés avec, entre autres, le fisc, le Bureau du recensement et la Poste.

    Bilan : Lockheed Martin a quelque chose à voir avec presque tous les contacts que vous pouvez avoir avec l’Etat. Vous payez vos impôts ? Lockheed Martin est là. La société est même en train de mettre au point un système qui centralise les données relatives à tous les contacts que le contribuable peut avoir avec le fisc, depuis les coups de fil jusqu’aux rendez-vous.

    Voulez-vous être compté dans le cadre du recensement ? Lockheed Martin s’en occupe. L’entreprise est responsable de trois centres – Baltimore, Phoenix et Jeffersonville – qui recevaient jusqu’à 18 semi-remorques par jour remplis de courriers au plus fort du recensement de 2010. Pour la somme de 500 millions de dollars, Lockheed Martin est en train de mettre en place le DRIS (Decennial Response Information Service) qui sera chargé de la collecte et de l’analyse de données, d’où qu’elles viennent, depuis les appels téléphoniques ou l’Internet jusqu’aux visites personnelles [porte-à-porte effectué par les agents du recensement]. Le DRIS constituera "un gigantesque filet destiné à ne laisser passer aucune donnée, d’où qu’elle vienne", explique Preston Waite, directeur associé du Bureau du recensement.

    Vous devez expédier un colis à l’autre bout du pays ? Les caméras de Lockhhed Martin scanneront les codes barres et reconnaîtront les adresses, de telle sorte que votre colis sera trié "sans intervention humaine", comme le dit le site de l’entreprise.

    Vous avez l’intention de commettre un crime ? Réfléchissez-y à deux fois. Lockheed Martin s’occupe du Système intégré d’identification automatique des empreintes digitales (IAFIS) du FBI, une base de données contenant 55 millions de paires d’empreintes digitales. L’entreprise fabrique aussi des appareils d’identification biométrique, qui sauront qui vous êtes en scannant votre iris, en reconnaissant votre visage ou en inventant de nouvelles méthodes de recueil de vos empreintes digitales ou de votre ADN. Comme l’entreprise aime à le dire, son but est de faire de la vie (et des données personnelles) de tout un chacun un "livre ouvert", ce qui, bien sûr, est d’une grande utilité pour nous tous. "Grâce à la technologie biométrique, les gens n’ont plus besoin de se préoccuper de retenir un mot de passe ou d’amener des pièces d’identité multiples. La vie est devenue un peu plus facile", proclame Lockheed Martin.

    Etes-vous un New-Yorkais inquiet devant un "colis suspect" sur un quai de métro ? Lockheed Martin s’en est occupé aussi, grâce à un contrat avec l’autorité en charge des transports new-yorkais (la MTA), qui prévoyait l’installation de trois mille caméras de sécurité et senseurs de mouvement visant à repérer les colis suspects, ainsi que les gens qui les transportent, et à alerter les autorités. Le bémol : les caméras n’ont pas fonctionné comme annoncé et la MTA a congédié Lockheed Martin et annulé le contrat, d’une valeur de 212 millions de dollars.

     

    Recueil d’informations vous concernant

    Si vous trouvez un tout petit peu inquiétant que la même entreprise qui fabrique des missiles balistiques traite également vos impôts, classe vos empreintes digitales, scanne vos colis, fasse en sorte que ce soit plus facile que jamais de recueillir votre ADN, et vous compte pour le recensement, soyez tranquille : Au XXIe siècle, Lockheed Martin a plus que jamais envie de s’immiscer dans votre vie privée par le biais du recueil de renseignements et la surveillance.

    Tim Shorrock, auteur d’un livre qui a fait date, Spies for Hire (Espions à louer), a dépeint Lockheed Martin comme "le fournisseur militaire et le réseau privé de renseignement le plus important du monde". En 2002 déjà, la société s’est lancée dans le programme "Total Information Awareness" (TIA), cher au cœur de l’Amiral John Poindexter, ancien conseiller à la Sécurité nationale [du président Reagan]. Cette base de données géante, destinée à recueillir, au nom de la lutte contre le terrorisme, les numéros de téléphone, de cartes de crédit et un tas d’autres données personnelles des citoyens américains, s’est finalement vue retirer son financement par le Congrès l’année suivante, mais le doute subsiste selon lequel l’Agence de sécurité nationale conduirait secrètement un programme du même type.

    En attendant, depuis 2004 au moins, Lockheed Martin travaille avec le Pentagone dans le cadre du CIFA (Counterintelligence Field Activity) qui collecte et stocke des données personnelles de citoyens américains dans une base de données connue sous l’appellation de "Threat and Local Observation Notice" [Menaces et observations locales] (et surtout sous son acronyme plus spectaculaire TALON). Même si le Congrès a mis fin en 2007 à l’aspect renseignement intérieur de ce programme (et à supposer que le Pentagone ait obéi aux ordres du Congrès), le CIFA continue de fonctionner. En 2005, le spécialiste des affaires militaires et du renseignement au Washington Post, William Arkin, a révélé que, même si la base de données n’était destinée qu’à surveiller les suspects de terrorisme, de trafic de drogue ou d’espionnage, il suffisait en fait que « n’importe quel détective militaire ou commandant zélé décide qu’une personne présente une “menace pour l’Armée” pour pouvoir l’inclure dans la base de données. Parmi ces citoyens représentant une "menace" espionnées par le CIFA, on trouvait des militants anti-guerre. Dans le cadre du CIFA, Lockheed Martin ne se contentait pas de surveiller les renseignements: l’entreprise était amenée à "estimer les menaces de demain" (pas vraiment gênant pour un géant de l’armement pour qui l’opposition à la guerre est une menace !).

    Lockheed Martin est aussi intimement lié au fonctionnement de l’Agence de sécurité nationale (NSA), qui est le premier réseau d’espionnage américain. En plus de fabriquer des satellites espions pour la NSA, la société est en charge du "Project Groundbreaker" [Projet Pionnier], une modernisation du réseau informatique et téléphonique interne de l’Agence, programmée sur 10 ans, pour un montant de 5 milliards de dollars.

    Quand le président Eisenhower a mis en garde les Américains contre les dangers de "l’influence illégitime … exercée par le complexe militaro-industriel", il ne pouvait pas se douter qu’un marchand d’armes s’immiscerait un jour à ce point dans tant d’aspects de la vie américaine.

    Pendant que Lockheed Martin est peut-être en train de vous surveiller chez vous – c’est mon candidat personnel au titre de "Big Brother" du XXIe siècle – à l’étranger la société est impliquée dans des activités douteuses qui vont bien au-delà du simple fait de fournir des armes à des régions en conflit. Outre les interrogateurs recrutés, on le sait, pour les prisons américaines à l’étranger, de Guantanamo à l’Afghanistan (et les accusations d’abus qui allaient avec), le vrai scandale qui entoure l’entreprise est qu’elle a supervisé un programme d’assassinats au Pakistan. A l’origine, cela ne devait être qu’une opération de recueil d’informations à l’aide d’entreprises privées chargées de générer des données que la CIA et les autres services de l’intelligence US ne pouvaient censément pas obtenir seuls. En fait, il s’avéra que les informations fournies par ces entreprises servaient aux Forces spéciales de l’Armée US pour leurs opérations de chasse et de liquidation des chefs talibans ou présumés tels.

    Les entreprises privées impliquées étaient sous la responsabilité de Lockheed Martin, suite à un contrat de 22 millions de dollars avec l’Armée US. Deux petits problèmes, soulignés par le journaliste du New York Times, Mark Mazetti : "L’armée américaine n’est pas autorisée à opérer au Pakistan. Et les règles du Pentagone interdisent à l’armée de sous-traiter des missions d’espionnage à des entreprises". Comme dans le scandale Iran/Contras au cours des années 1980, qui a vu Oliver North établir un réseau de sociétés-écrans afin de contourner la loi interdisant la livraison d’armes à des groupes paramilitaires au Nicaragua, l’armée a utilisé Lockheed Martin pour échapper aux règles limitant les activités militaires et de renseignement américaines au Pakistan. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’un des responsables de réseau chapeauté par Lockheed Martin soit Duane "Dewey" Claridge, un ancien de la CIA mouillé jusqu’au cou dans l’affaire des Contras.

     

    Un Big Brother du XXIe siècle

    Les interventions de Lockheed Martin en politique étrangère ont aussi un côté plus avenant : recrutement d’observateurs pour les élections en Bosnie et en Ukraine, tentative de réforme du système judiciaire au Libéria, participation à l’élaboration de la constitution afghane. Ces projets ont pour l’essentiel été réalisés sous l’égide de la division PAE de l’entreprise [Pacific Architects and Engineers], une société qui, avant qu’elle ne soit absorbée par Lockheed Martin, s’est enrichie grâce à la construction et à l’entretien de bases militaires pendant la guerre du Vietnam.

    Toutefois, le côté "soft power" des activités de Lockheed Martin (tel que décrit sur son site web) risque de perdre beaucoup d’importance, l’entreprise ayant mis PAE en vente. N’ayons aucune crainte : la perte des revenus générés par ces activités sera plus que compensée par un nouveau marché pluriannuel de 5 milliards de dollars passé avec l’armée US pour fournir un soutien logistique aux Forces spéciales américaines dans des dizaines de pays.

    Tout ce qui précède n’est qu’un petit résumé des activités de Lockheed Martin. Il faudrait plusieurs volumes pour rendre compte de toute l’étendue de ce "gouvernement de l’ombre". Lockheed Martin n’est-il pas le premier fournisseur non seulement du Pentagone, mais aussi du ministère de l’Energie ? le deuxième du Département d’Etat, le troisième de la NASA, le quatrième du ministère de la Justice et de celui du Logement et Développement urbain ? Rien que de dresser la liste des organismes gouvernementaux et quasi-gouvernementaux avec lesquels la société a passé des marchés relève de la gageure mais voici néanmoins une liste partielle :

    • ministère de l’Agriculture,
    • Bureau de l’Aménagement du territoire,
    • Bureau du Recensement,
    • Garde-côtes, ministère de la Défense (comprenant l’Armée de terre, la Marine, les Marines, l’Armée de l’air, l’Agence de défense antimissile),
    • ministère de l’Education,
    • ministère de l’Energie,
    • Agence de protection de l’environnement,
    • Administration fédérale de l’aviation,
    • FBI,
    • Département fédéral de technologie,
    • Food and Drug Administration,
    • Administration des services généraux,
    • Service géologique, ministère de la Sécurité intérieure,
    • Bureau des Affaires indiennes,
    • Fisc,
    • NASA,
    • Institut national de la santé,
    • Département d’Etat,
    • Administration de la sécurité sociale,
    • Douanes,
    • Poste,
    • ministère des Transports,
    • Agence de sécurité des transports,
    • ministère des Anciens Combattants.

    Quand le président Eisenhower, il y a cinquante ans ce mois-ci, a mis en garde contre les dangers de "l’influence illégitime, voulue ou non, exercée par le complexe militaro-industriel", il était loin de se douter qu’un seul marchand d’armes s’immiscerait à ce point dans tant d’aspects de la vie américaine. Lockheed Martin a fait de l’inquiétante prophétie d’Eisenhower lancée au milieu du siècle dernier une réalité du XXIe siècle : rien de ce que fait le gouvernement n’échappe plus au Big Brother militaro-industriel.

    Je me sens déjà plus rassuré.

    William D. Hartung 
      

    Source du texte : TomDispatch.Com (Traduction : POLEMIA)


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