• Révoltes arabes : et si Todd avait mis dans le mille ?

    Révoltes arabes : et si Todd avait mis dans le mille ?

    Face aux révoltes dans le monde arabe, et à la chute des régimes tunisien et égyptien, les intellectuels ont davantage d'admiration que d'explications sur les évènements, vécus comme une surprise. Coralie Delaume estime que l'on aurait gagné à écouter davantage les analyses d'Emmanuel Todd, qui fournissent une grille de lecture démographique plausible aux mouvements.

    Dans son édition des dimanche 6 et lundi 7 février, le journal de référence de la France qui se lève tard et autres amoureux de l’actualité postprandiale publie un article intitulé « L’intelligentsia du silence ». Ayant pris le parti délibéré d’interroger des intellectuels dont l’étude des régimes autoritaires arabes n’est pas forcément la spécialité puis leur ayant reproché par anticipation leur discrétion, voire leur ignorance des évènements qui se déroulent en Tunisie et en Égypte, Le Monde parvient toutefois à recueillir le sentiment d’une douzaine de clercs de toutes obédiences. C’est d’ailleurs non sans déplaisir que l’on pourra constater, au détour de l’article de Thomas Wieder, quelques points d’accord entre Alain Finkielkraut et Régis Debray quant à l’admiration que peuvent inspirer les deux révoltes arabes, mais également quant à la vigilance qu’il convient d’adopter face aux évènements d'Égypte et à leurs conséquences probables pour l’Etat d’Israël.

    L’un pourtant de ces « intellectuels généralistes » convoqués par Le Monde pour se prononcer sur la possibilité d’une démocratie arabe manque pourtant à l’appel. D’Emmanuel Todd, on se souvient qu’il annonça, dès le milieu des années 1970, la décomposition inévitable du système soviétique et sa « chute finale ». D’aucuns se souviennent peut-être également qu’il eut la prophétie moins heureuse lorsque, évoquant la monnaie unique peu avant qu’elle n’advienne, il augurait : « L’euro ne se fera jamais ». A moins qu’il ne se soit agi là d’un raccourci discursif et que le démographe n’eut voulu dire « l’euro se fera, mais rapidement il se défera ». Si tel est le cas, il est possible que nous ayons à célébrer bientôt la clairvoyance de son raisonnement, dont on espère que la confirmation se fera attendre moins longtemps que les prémices de « la décomposition du système américain ».


    Emmanuel Todd sur l'Egypte dans CSOJ du 01/01/2011
    Cargado por MinuitMoinsUne

    Observateur de longue date du monde arabo-musulman, l’exégète des pyramides des âges était l’invité, lundi 1er février, de l’émission Ce soir ou jamais (vidéo ci-dessus). Il a eu l’occasion d’y expliciter ce qu’il écrivait il y a bientôt une décennie dans Après l’empire : le monde arabe entre inexorablement dans l’ère de la modernité démographique et culturelle et nous donne à voir aujourd’hui les symptômes de sa crise de transition. Ainsi, souligner la sidération des intellectuels français face aux évènements qui secouent le Maghreb et le Machrek, c’est oublier que Todd écrivait dès 2002 que « de nombreux pays musulmans sont en train d’effectuer le grand passage. Ils quittent la routine mentale paisible d’un monde analphabète et marchent vers cet autre monde défini par l’alphabétisation universelle. Entre les deux, il y a les souffrances, et les troubles du déracinement ». En somme, pour Emmanuel Todd, la révolution dite « du Jasmin » et celle dont on attend l’issue avant de l’affubler d’une couleur ou d’un parfum seraient les inévitables et ultimes convulsions qui accompagnent l’entrée définitive dans la modernité.

    Naïvement irénique, Emmanuel Todd ? En ce qui concerne la Tunisie, probablement pas. En plus de son taux d’alphabétisation record, ce pays remplit également l’autre condition posée par le politologue comme préalable nécessaire à l’avènement de la démocratie : avec un taux de fécondité d’environ deux enfants par femmes, la Tunisie se rapproche davantage de la France que de nombre d’autres pays du continent africain. Dans Après l’Empire, c’est d’ailleurs à l’influence française que Todd attribue la transition démographique rapide des pays arabes d’Afrique du Nord : « Dans l’ensemble, le Maghreb colonisé par la France a progressé plus vite que le Proche-Orient ». De là à relancer le débat sur les effets positifs de la colonisation…

    En tout état de cause, on peut être moins optimiste en ce qui concerne l’évolution de l’Egypte. La transformation démographique n’y a pas vraiment eu lieu, non plus que la mutation culturelle. Les classes moyennes modernes et libérales y ont un poids moindre qu’en Tunisie, si bien que la « rue égyptienne » peine à se donner un leader. Surtout, depuis leur création en 1928 par Hassan Al-Banna[1], les Frères musulmans, ces cousins du Hamas palestinien, y ont tissé patiemment leur toile et disposent de relais dans tous les domaines de la vie sociale et culturelle. Quant à leur mot d’ordre « le Coran est notre constitution », il ne laisse guère place au doute quant à la teneur de leur programme politique. Aussi de nombreux observateurs voient-ils dans les évènements de la place Tahrir le second acte de ce qui se joua en 1979 en Iran, où, s’appuyant sur une révolte populaire visant à chasser un autocrate allié de l’Occident, les mollahs instaurèrent une théocratie sans concession.

    Faut-il craindre que l’histoire bégaie ? Ou faut-il pousser la porte du monde merveilleux de la revue Prochoix, et espérer avec Caroline Fourest : « Avec les Frères Musulmans, ce serait bien pire (…) mais au moins l’opposition égyptienne laïque pourrait s’organiser pour résister ». Faut-il croire à une révolution égyptienne au nom fleuri, ou redouter une fin à l’iranienne ? La solution à cette énigme se trouve sans doute à l’intersection d’une multitude de possibilités. Quoiqu’il en soit, et s’il ne parvient pas mieux que les autres à résoudre le problème, l’on peut au moins rendre hommage à Emmanuel Todd pour en avoir depuis longtemps posé l’énoncé. Nous aurions été moins stupéfaits si nous l’avions mieux écouté.

    Lire d'autres articles de Coralie Delaume sur son blog.


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