• L'euro ou la triste histoire d'une libido qui flanche

    L'euro ou la triste histoire d'une libido qui flanche

    Chronique "International" | LEMONDE | 14.07.11 | 13h29   •  Mis à jour le 14.07.11 | 13h49

    par Alain Frachon (Chronique "International")

    La dernière crise de l'euro n'est pas financière, elle est d'abord politique. Elle ne témoigne pas de la cupidité des marchés ; elle reflète l'irresponsabilité des gouvernants de la zone. Elle est moins une affaire de technique financière que le symbole du malaise européen en général, moins une question de ressources que de coordination politique. Plus grave : elle était évitable.

     

    Il ne dépendait que des dix-sept membres de l'union monétaire d'empêcher que la méfiance des marchés s'étende à l'Espagne et à l'Italie, transformant une difficulté périphérique en crise centrale. On le sait, la dette publique cumulée des trois pays les plus mal en point de la zone euro - la Grèce, l'Irlande et le Portugal - ne représente que 6 % à 7 % du produit intérieur brut de l'Union européenne. Rien qui ne devrait dépasser les capacités d'emprunt des seuls Dix-Sept. Mais ils s'y sont pris de telle manière qu'ils ont semé la panique sur les marchés et le doute sur la solidité de l'ensemble de la zone. Ce ne sont pas les marchés qui ont imposé leur loi ; ce sont les Etats qui n'ont pas été au rendez-vous !

    Au départ, il ne s'agissait que de se mettre d'accord sur un deuxième plan d'aide financière à la Grèce. Le premier n'a pas suffi. Les comptes d'Athènes sont tellement plombés (une dette publique de l'ordre de 150 % du PIB) que la Grèce ne peut financer ses déficits en allant sur le marché. Pour que ses bons du Trésor trouvent acquéreurs, il lui faudrait pratiquer des taux prohibitifs, qui ne feraient que l'enfoncer plus avant dans la dette.

    Les Dix-Sept ont convenu d'une nouvelle assistance de quelque 110 milliards d'euros. Mais prétextant une possible révolte de ses contribuables, l'Allemagne d'Angela Merkel, bientôt suivie par les Pays-Bas et la Finlande, entend que le secteur privé participe, cette fois, à l'opération. Pas question qu'il ne s'agisse que d'"argent public" venant du Fonds d'aide de l'Union, de la Banque centrale européenne (BCE) ou du Fonds monétaire international. Les acheteurs de bons du Trésor grecs - banques, compagnies d'assurances, fonds de pension, etc. - doivent contribuer au deuxième plan de sauvetage de la Grèce.

    C'est ce qu'on appelle la question de la participation du "secteur privé". Elle obéirait à la morale autant qu'à l'économie : ceux qui ont gagné de l'argent en achetant de la dette souveraine doivent aider à sauver les Etats émetteurs... Quitte, pour ce faire, à sacrifier certaines de leurs créances, qu'il s'agisse d'en allonger les délais de remboursement, d'en diminuer le montant ou, lorsqu'elles viennent à échéance, de s'engager à souscrire autant de nouveaux emprunts.

    Volontaire ou forcé, cet engagement revient pour les agences de notation à déclarer la Grèce en défaut de paiement, même temporaire, sur une partie de sa dette. De cela, la BCE ne veut pas. Ce serait pour la zone euro une funeste première, ce que le milieu appelle bizarrement un "événement de crédit", en fait un événement qui jetterait le discrédit sur l'ensemble de l'union monétaire européenne. Il entamerait la réputation de l'euro ; il conduirait, dans toute la zone, à un relèvement des taux d'intérêt. Bref, une catastrophe !

    Pour l'éviter, voilà deux mois que les Dix-Sept sont engagés dans la quête d'un improbable graal : concocter un montage miracle qui ne donnerait pas à la fameuse "participation du secteur privé" l'inélégante allure d'un "événement de crédit". Deux mois que, de réunion en réunion, ils se querellent sur la bonne formule, annoncent des bribes de solution au compte-gouttes, pinaillent et, pire, donnent l'impression de l'indécision la plus totale, comme si le temps ne leur était pas compté.

    Ajoutez à cette attitude irresponsable quelques interrogations des Italiens sur leur propre redressement budgétaire et vous avez le feu à la zone euro : le doute sur la solidité de l'ensemble. Cette crise, les Dix-Sept l'ont ainsi fabriquée tout seuls. Ils ont affiché la désinvolture d'Etats qui ignoreraient que les marchés, créatures sensibles, ne détestent rien plus que le flou et l'indécision.

    Il fut un temps où un chancelier allemand dans de telles circonstances - qu'il s'appelle Helmut Schmidt ou Helmut Kohl - avait assez d'envergure politique pour dire à ses élus : l'intérêt supérieur de l'Allemagne est de ne rien entreprendre qui puisse fragiliser l'euro. Il fut un temps où le même chancelier pouvait, à l'appui de sa démonstration auprès des contribuables allemands, évoquer aussi l'intérêt supérieur de l'Europe...

    A l'évidence, ce temps n'est plus. L'Allemagne est comme les autres membres de l'Union : repliée sur elle-même, d'abord attachée à la défense de ses intérêts nationaux - bref, ayant de l'Europe une vision strictement comptable, "à la Thatcher". Premier ministre britannique de 1979 à 1990, Margaret Thatcher tenait à ce que Londres ne contribue pas -d'un penny de plus à l'Europe que ce qu'elle en recevait.

    Philip Stephens, le plus européen des commentateurs du Financial Times, décrit une Europe redevenue "westphalienne". Comme le voulait le traité de paix de Westphalie signé en 1648, elle s'organise à nouveau autour de la notion sacralisée de souveraineté nationale. C'en est fini - dit Stephens pour le regretter - de cette "expérimentation postmoderne que fut (...) une construction européenne fondée sur l'idée de souveraineté partagée".

    Pour son malheur, l'euro souffre ainsi du même mal congénital que celui affectant les velléités de politique extérieure et de sécurité communes : alors que son existence suppose un minimum d'esprit de solidarité, le sens d'un intérêt partagé, il a été lancé au moment où, les campagnes souverainistes aidant, les Etats membres regagnaient toutes leurs prérogatives aux dépens des institutions communautaires. La crise de l'euro est une crise de l'Europe, de l'envie d'Europe - l'histoire d'une libido qui flanche.


    frachon@lemonde.fr


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