• La mort d’une illusion

    La mort d’une illusion

    Chabrol après Corneau. Quand les cinéastes disparaissent, ou même les acteurs, ou encore les chanteurs populaires, eh bien ce sont les louanges, les petites phrases élogieuses des responsables politiques, président, premier ministre, première opposante, tout le monde y va de son éloge funèbre et on trouve cela naturel. Pourtant, le philosophe n’entend pas les choses d’une même oreille. Il interroge les faits. Pourquoi cette célébration médiatique lorsque des cinéastes de renom disparaissent. Comme s’ils avaient compté dans la société, autant que des chercheurs, des hommes d’Etats, des inventeurs, des bienfaiteurs. Mais en vérité, ils ont compté, ces réalisateurs. Le cinéma offre des émotions aux spectateurs des salles obscures et dieu sait si l’esprit humain est avide de sensations, de représentations, de peinture sociale, de miroir du monde. On comprend alors pourquoi la mort des cinéastes, des acteurs ou des chanteurs, suscite tant d’émotions publiques car ils sont les médiateurs de la conscience collective, bien plus qu’un chercheur découvrant un procédé inédit capable de changer le quotidien. Une belle découverte a permis de développer la capacité de mémoire des disques durs informatiques, rendant possible des tas d’applications et notamment, la possibilité de charger les systèmes d’exploitation permettant d’utiliser Internet. Mais cette découverte, comme la plupart, sont le fait de collaborations dans des laboratoires et même si une figure nobélisée endosse la paternité, même si cela change le quotidien, cela semble tellement banal, ordinaire et même un droit de l’homme dans un système du progrès, que les acteurs de ce progrès ne sont pas regrettés lorsqu’ils quittent ce monde. Car l’invention leur survit. Par contre, quand un cinéaste quitte le monde, c’est un regard singulier qui s’en va et qui ne reviendra plus, pas plus que la figure d’un acteur avec lequel l’émotion publique a entretenu un long compagnonnage.

    Mon idée de départ, c’était d’exprimer un ressentiment contre ces éloges funèbres et puis, la sagesse ayant repris son ascendant, pas de souci comme on dit. Même si je n’ai pas vu beaucoup de films tournés par Chabrol, je peux comprendre qu’une vision du monde qui se meurt soit considérée comme la bibliothèque symbolisant le décès d’un vieillard en Afrique. C’est une part de la vision du monde et donc de nous même qui s’en va quand un cinéaste nous quitte. Même si on peut s’agacer à tant d’attachement populaire vis-à-vis de personnes qui ne font que filmer, jouer, chanter. Nous sommes attachés à ceux qui manipulent notre esprit, notre conscience, nos émotions. Ils représentent le sang de l’esprit, cette vibration qui coule dans nos veines neuronales, agitant leur cortège de vision, de supervision, et même d’illusion. Le monde est fait aussi d’illusions et d’artifices mais nous sommes attachés à toutes ces illusions qui nous vont vivre tels des créatures en attente d’un supplément d’âme qui nous est fourni par ces maîtres de l’illusion et de la réalisation des scènes filmées, ersatz de nos vies non vécues, substances existentielles dealées un soir de pleine lune dans les salles obscures. Le cinéma nous vampirise avec notre complicité et nous sommes démunis quand le vampire s’éteint. Il n’y a plus de réalisateur pour pomper nos veines neuronales en les remplissant de cette drogue spirituelle qu’on appelle diffusion sur grand écran et que l’on sniffe face aux écrans tels des âmes tétanisées par le spectacle sublimé des existences non réalisées, sauf par le réalisateur.

    Cette émotion signifie donc que nous sommes drogués d’une vie que nous n’avons pas vécue et qui nous est offerte par procuration grâce aux magiciens de l’émotivité que sont les cinéastes, les acteurs, les chanteurs populaires dont on dit qu’ils interprètent des chanson à ou sans texte mais terriblement en phase avec le vécu ordinaire qui se trouve transfiguré par une voix, un scénario, une scène. La magie des saltimbanques de l’illusion produite à dose industrielle fait son effet. Mais il n’y a pas de junkies au réel puisque le réel de cette illusion s’en va finir au cimetière, remplacé par d’autres illusionnistes de talent. Ainsi va le monde. Les stars ont remplacé les saints. La différence étant qu’on prie les saints mais pas les stars. Preuve s’il en est que les gens ne sont pas dupes de l’illusion. Le monde du spectacle comme ectoplasme. Ainsi tranche l’ontologie des divines substances spirituelles. Les âmes éperdues pleurent les réalisateurs et c’est la loi sociologique, plus qu’anthropologique, qui s’exprime lorsque l’éloge d’un metteur en scène est elle aussi diligentée comme une mise en scène par les médias, preuve que le système des images peut tout récupérer et produire, sauf la vérité.

    par Bernard Dugué (son site) mardi 14 septembre 2010


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :