• Lettre aux petits-enfants de mai 68

    Lettre aux petits-enfants de mai 68

    par LilianeB lundi 17 mai 2010

    Ils ont vingt ou trente ans, ils galèrent de stage non rémunéré en recherche d’emploi infructueuse pour cause de manque d’expérience. Ou bien ils ont décroché un job largement au-dessous de leur compétence mais qui peut déboucher, ô merveille, sur un CDI. Les petits-enfants de mai 68 ne rêvent plus de lendemains qui chantent, mais trébuchent sur un présent désenchanté. Désargenté aussi, d’ailleurs. Or, ils ne se font pas entendre, tous ces blessés de l’avenir. Pourquoi ?

    Premier mai 2010, manifestation dans un pays en crise, une Europe en crise, un monde en crise. Le mot d’ordre syndical est la défense des retraites. Mais là n’est pas la raison de ce qui saute aux yeux de l’observateur contemplant la procession des citoyens venus commémorer la journée internationale des travailleurs et la défense des acquis sociaux : ceux qui défilent aujourd’hui, ont, en grande majorité, largement dépassé la trentaine. C’est un défilé de séniors qui porte les banderoles.

    Jeunesse, où es-tu ? Que fais-tu ? Le monde est en passe de s’effondrer, progressivement grignoté par des décisions ayant confié aux plus forts encore plus de pouvoirs qu’ils n’en avaient, tandis que les contre-pouvoirs étaient démantelés en catimini. Les états, même de gauche, ont été complices d’une mondialisation des échanges, vendue comme une internationale sociale, alors qu’il s’agissait surtout d’une internationale néolibérale. Le peuple, qui sait lire, a voté non au traité constitutionnel européen qui impliquait l’impossibilité de revenir à une politique non capitaliste. Mais celui-ci est revenu quand même, modifié, mais sans être soumis à nouveau aux suffrages des citoyens. Les attaques contre la Grèce, et leur conséquence possible constituée du contrôle éventuel des états par une commission européenne non élue, disent bien quel est l’enjeu, qui s’apparente à une guerre entre la main-mise économique de la haute-finance et le pouvoir du peuple.

    Tu ne sais plus, jeunesse abreuvée d’informations et de distractions, angoissée par le chômage et l’avenir, que nous avons le pouvoir. Nous, oui nous, le peuple. Écoute sur ton MP3 le discours d’ Etienne de la Boétie. C’était il y a plus de quatre-cent ans, il avait dix-huit ans. Comment a-t-il pu comprendre tout cela, je l’ignore. C’est presque magique, de trouver dans ce texte ce dont nous, les plus anciens, nous souhaiterions tellement que ce soit compris par chacun. Tout y est, déjà : du projet d’abrutissement des gens de peu d’esprit par des jeux et des spectacles, jusqu’à l’instauration du contrôle d’autrui par un système pyramidal où les élites, dominées par leur chef, compensent et supportent leur aliénation en soumettant leurs subordonnés. Tout est dit du fait que le pouvoir d’un tyran vient du désir inconscient des soumis d’avoir un chef qui lui impose son pouvoir. Sans ce désir, le tyran n’existe pas.

    Quel rôle avons-nous dans ton silence d’aujourd’hui, nous qui avons traversé il y a si longtemps, une révolte que nous avons pris pour une révolution ? Nous allons encore aux défilés, nous portons des pancartes, nous bloguons même sur internet, utilisant tes armes, affolés que nous sommes de voir si vite tomber la société heureuse que nous avons connue, et ses projets de justice sociale et d’égalité fraternelle. Mais tu n’es pas avec nous dans la lutte sociale, jouant en réseau devant ton ordinateur, ou travaillant pour payer l’emprunt de ta maison. Tu n’y est pas, et peut-être que la raison en est, entre autre, que nous t’avons convaincue que l’important, c’était le bonheur ici et maintenant, que les hommes politiques étaient interchangeables et que croire qu’un autre monde était possible relevait d’une de nos anciennes maladies de jeunesse que tu as résolument décidé de ne pas attraper. Tu n’es pas là, parce que tu n’as pas conscience que tu nous manques, que cette société, c’est la tienne, et qu’elle sera ce que tu en feras. Tu laisses quelques barbons, égoïstes et experts dans l’art de manipuler les masses, emporter des votes qu’ils ne méritent pas, et tu te laisses écarter des instances dirigeantes des partis, sans penser que l’union fait la force et qu’il suffirait de faire un putsch pour redonner aux partis se disant de gauche une vraie légitimité idéologique, au lieu de tromper les électeurs sur la marchandise, tout au moins sur les décisions de fond.

    Nous avons prôné la liberté, et nous nous sommes enchaînés par la consommation. Notre tyran, c’est notre caddy. Tu ne te souviens pas de nos amis partis vivre en élevant des chèvres, pour contrer la société de consommation. Tu ne t’en souviens pas, parce qu’ils sont revenus et qu’ils ont maintenant résidence principale et secondaire, qu’ils ont bercé l’enfance de leur progéniture de séjours au ski et de voyages à l’étranger, et qu’ils lui ont offert son premier ordinateur à l’âge où eux avaient été heureux d’avoir des patins à roulette.

    Nous sommes à genoux, un chéquier à la main. L’emprunt est la main invisible qui nous broie «  Empruntez, empruntez, il en restera toujours quelque chose ! ». Oui, nous t’avons transmis la vie à crédit. L’épargne n’est plus considérée comme une vertu, mais comme une erreur, juste bonne à permettre à notre génération de te donner l’avoir indispensable pour que tu puisses t’endetter.

    Comment le bonheur « ici et maintenant » que nous avons souhaité, est-il devenu, « acheter tout de suite, même si l’on n’a pas l’argent nécessaire » ?
    Quand est-ce que nous avons lâché sur l’essentiel sans le savoir ?
    Nous nous sommes tous, ou presque, laissé avoir par la propagande consumériste. Nos valeurs d’égalité sont reprises par les chantres du néolibéralisme, qui avancent masqués. Etre égaux, cela veut dire maintenant obtenir les mêmes biens de consommation. On oppose au projet de déconsommation, l’idée que cela impliquerait de refuser aux plus pauvres ce qu’ils ont bien du mal à obtenir et auquel ils auraient droit comme tout le monde. Mais faire consommer au-delà de ses possibilités, n’est-ce pas ce qui se passe actuellement, avec les résultats catastrophiques que cela engendre en terme de sur-endettement ou d’angoisse quotidienne ? La même propagande peut agiter aussi le spectre du chômage « Si vous prônez la décroissance, vous serez responsables du chômage ! ». Je te suggère une piste de contre-propagande : si le néolibéralisme était une bonne façon de lutter contre le chômage, cela se saurait !
    Mais peut-être es-tu dupe de ces sirènes mortelles. Peut-être nous en veux-tu d’avoir profité d’un monde ouvert où tout était à prendre, pour te léguer maintenant une situation explosive où chômage et appauvrissement se développent, tout en te donnant des conseils de rigueur que nous ne nous appliquons plus depuis longtemps à nous-mêmes.
     
    Nous nous sommes trompés, lourdement. Nous avons tellement cru à la démocratie que nous avons laissé des gens qui n’en voulaient pas, s’en emparer, pour la détourner de son sens. Il est tard, maintenant, pour ouvrir les yeux. Mais pas trop tard : « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux » Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1549.

    Ne te trompe pas de cible, ô jeunesse de 2010. Nous sommes avec toi, nous voulons que ce monde reprenne le bon chemin, nous souhaitons que chacun ait la possibilité de vivre décemment de son travail, sans être contrôlé, évalué, disqualifié, sous-payé, licencié, comme ça, pour rien, du fait du prince qui est, maintenant, le principe du plus grand bénéfice, doublé d’une normalisation féroce, et d’une prise de pouvoir par un management d’une cruauté dissimulée mais souvent réelle. Notre pays n’a pas fait la révolution pour tomber dans l’absolutisme des marchés.

    Nous sommes soucieux de ton avenir, de l’avenir de tous, et de celui de la planète, c’est pourquoi nous tentons d’agir.
    Mais, sans toi, rien ne sera possible.
     
    Des informations sur Wikipedia à propos d’ Etienne de la Boétie et son fameux Discours :
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Discours_de_la_servitude_volontaire
     
    Le discours lui-même à lire ou à écouter :
    http://audiolivres.wordpress.com/2009/03/21/la-boetie-discours-de-la-servitude-volontaire/
    ( audition du texte lu en MP3 ; Olivier Gaiffe sur audiolivre )
     
    La "Lettre à la jeunesse" d’Emile Zola, sur Wikisource :
    http://fr.wikisource.org/wiki/Lettre_%C3%A0_la_Jeunesse

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