• Le Grand d’Échiquier d’Asie Centrale :partie 1

    Le Grand d’Échiquier d’Asie Centrale :

                                        partie 1 : la mosaïque afghane

    par Saïd Ahmiri

    Ce n’est un secret pour plus personne, l’Europe n’est plus au centre au globe. Cela fait depuis plusieurs années maintenant que la stratégie globale du nouveau monde multipolaire se joue dans un recoin de l’Eurasie, en Asie Centrale, entre la Chine et les États-Unis. Les politiques, et par corollaire le quatrième pouvoir, martèlent à longueur de journée qu’il est question d’une guerre contre le terrorisme. Mais est-ce vraiment le cas ? Bien sûr que non, ce n’est qu’une guerre de l’énergie. Afin de discerner l’extrême complexité géopolitique d’Afghanistan et du Pakistan, deux pions sur le Grand d’Échiquier, il est impératif de bien connaître le terrain sous divers angles. Balouchistan et Pachtounistan dans le viseur atlantiste, est-ce que la balkanisation est la solution aux problèmes actuels de l’Afghanistan et du Pakistan ou sera-t-elle la source de nouveaux problèmes ? Pour comprendre donc le présent et éventuellement essayer d’anticiper sur le futur malgré le caractère variable des données, des alliances et des partenariats en constante évolution, il est plus que nécessaire d’avoir des notions du passé.

    Qu’est-ce que la ligne Durand ?

    Pendant le Grand Jeu, la rivalité coloniale en Asie au XIXe siècle entre les empires russe et britannique qui a notamment conduit à la création de l’actuel Afghanistan, la ligne Durand est le nom donné à la frontière internationale séparant le territoire afghan du Pakistan. Elle a été établie le 12 novembre 1893 par un accord entre l’émir afghan Abdur Rahman Khan, choisi par les Britanniques pour occuper le trône de Kaboul, et sir Henry Durand-Mortimer, un administrateur colonial de l’Inde britannique. Dans la réalité des faits, ce sont les Britanniques et les Russes qui fixèrent les frontières afghanes sans vraiment s’occuper de l’avis des Afghans. Ce n’est seulement qu’en 1894-1895 que la frontière a été délimitée, Kaboul cédait ainsi une partie de ses zones pachtounes et baloutches à l’influence des Britanniques. Les accords de la ligne Durand ont par la suite été ratifiés par le roi Habiboullah en 1905 et par le roi Amanoullah en 1919. Le 2 juillet 1949, le parlement afghan, proclame l’annulation de tous les accords signés par les précédents gouvernants afghans avec les différents gouvernements coloniaux de l’Inde britannique, et notamment le traité de la ligne Durand. Depuis cette date, l’Afghanistan a constamment protesté contre la ligne Durand en affirmant que la frontière a été tracée aux dépens du peuple pachtoune. De son côté, le Pakistan affirme que la séparation est justifiée par la différence importante entre les tribus pachtounes de chaque côté de la ligne. La division territoriale prévue à l’origine pour un siècle par Durand-Mortimer devait cesser en 1993 mais le Pakistan a refusé de rétrocéder les territoires pachtounes occupés générant ainsi la source d’un autre conflit eurasien entre les deux nations de l’AfPak. 

    Longue de 2450 kilomètres, la ligne Durand s’étend, depuis le sud, de la frontière iranienne, divisant le Baloutchistan, puis le Pashtounistan en deux, jusqu’à la Chine à travers le massif du Pâmir, par le Corridor du Wakhan au nord-est de la Passe de Khyber. Les Pachtouns, qui sont appelés Pathans au Pakistan, des musulmans sunnites hanéfites, partagent la même organisation sociale tribale de chaque côté de la frontière ainsi que la même langue, le pashto, l’une des deux langues officielles avec le dâri (le persan afghan) dans un pays qui compte pas moins d’une centaine de dialectes, trente-deux langues et cinq langues nationales. 

    La mosaïque afghane

    En Afghanistan, les Pachtouns représentent l’ethnie majoritaire avec 15 millions d’habitants. Ce qui constitue plus de 42 % de la population totale du pays, essentiellement situés dans la moitié sud du pays, en arc de cercle, de Kaboul et Djalâlâbâd à Hérat en passant par Kandahar. Il est intéressant de noter que de l’autre côté de la ligne Durand, au Pakistan, les Pathans sont deux fois plus nombreux mais minoritaires, ils représentent près de 30 millions d’habitants sur les 181 millions que compte le pays. Les Pachtouns précédent ainsi les Tadjiks, appartennant à la famille des peuples iraniens, avec 27 % de la population totale afghane et habitant à l’ouest de Hérat ainsi qu’au nord-est de Kaboul. Zarathoustra, le célèbre sage de la Perse antique, désigne dans l’Avesta, l’Asie Centrale comme le berceau des « Aryens » (Airyanem Vaejah), et pour certains il pourrait désigner la région des environs du Tadjikistan. Le mot Taa-jyaan d’où vient le nom de Tadjik, est aussi mentionné dans l’Avesta. Viennent ensuite les Hazaras, avec 10 %, isolés au centre du pays au sud de la chaîne montagneuse du Koh-e Baba, d’origine turco-mongole et de confession chiite duodécimain à l’exception d’un petit groupe à l’ouest de Dochi qui se rattache à l’ismaélisme, un courant minoritaire du chiisme qui ne reconnait pas douze imams (duodécimain) mais sept imams (septimain). Puis enfin les Ouzbeks à hauteur de 9 % et essentiellement basés autour de Mazar-e-Charif, Kunduz et tout au long des frontières avec l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan. Dans cette mosaïque ethnique séparée par des frontières dessinées par des peuples étrangers, il existe également d’autres tribus minoritaires telles les Aïmaks (4 %) qui nomadisent autour de Hérat, les Turkmènes (3 %) tout au nord, les Baloutches (2 %) au sud-ouest et estimés à environ 100.000 habitants (environ 1,15 million vivent en Iran et 6,67 millions au Pakistan), ainsi que les Pashayis, les Kirghizes et les Nouristanis installés dans les magnifiques forêts montagneuses au nord-est de Djalâlâbâd. On peut retirer trois réalités transnationales, du nord au sud, un grand Tadjikistan, un grand Pashtounistan et un grand Balouchistan qui a de tout temps divisé l’Afghanistan. Deux de ces trois réalités sont des cibles potentielles d’une nouvelle balkanisation en micro-états plus facilement malléables par les puissances étrangères. 

    les groupes ethnolinguistiques d'Afghanistan

    C’est durant l’automne 1994 qu’une nouvelle faction rigoriste fait son apparition : les Taliban (pluriel de Taleb signifiant étudiant). Les Taliban sont originaires des 650 madrassas (école théologique islamique) pachtounes situées le long de la ligne Durand, sur le territoire pakistanais, et influencées par la pensée ultra traditionaliste sunnite soufiste déobandie – du nom de la ville Deoband dans l’état Uttar Pradesh du nord de l’Inde – en référence à l’imam iranien Abu Hanifa (699-767), théologien, législateur et fondateur de l’école hanéfite de droit musulman à Koufa, une ville d’Irak située à environ 170 km au sud de Bagdad. 

    Ahmad Shâh Durrani, le premier roi d'Afghanistan

    Scindés en deux confédérations rivales, les Dorrânî d’Hérat et les Ghilzaï de Kandahar, les Pachtouns sont les fondateurs de l’Afghanistan, en 1747, sous le règne du premier padishah Ahmad Shâh Durrani portant le titre de « Bâbâe Melat » qui, en pachto, signifie « père de la Nation ». Ahmad Shâh est le patriarche de la dynastie Durrani, une tribu afghane connue avant 1747 sous le nom des Abdâlî qui règna difficilement sur le royaume d’Afghanistan jusqu’au 1973. Les Pachtouns sont donc les Afghans de souche, le mot afghan est synonyme du mot pachtoune. Les Pachtouns sont organisés en plus de cinquante tribus, elles-mêmes divisées en sous-tribus, clans, et sous-clans. Les chefs des tribus nommés les Khans ont un pouvoir limité. La société afghane refuse toute domination extérieure directe et naturellement toute occupation étrangère physique de son sol. Elle accepte en revanche la domination indirecte, elle ne peut même s’en passer car aucun Khan ne peut s’imposer aux siens s’il n’est pas en mesure de distribuer à sa tribu des bakchish (don charitable) sous forme d’argent, d’armes, de nourriture ou de vêtements. Un chef tribal qui ne peut distribuer ces largesses est remplacé par son rival plus généreux. L’Afghanistan étant un pays pauvre, aucun Khan ne trouve de quoi redistribuer des largesses suffisantes à sa tribu sans subvention extérieure. 

    Toutes ces subdivisions ethniques et ces rivalités claniques expliquent pourquoi les Afghans sont parvenus à constamment tenir en échec tous leurs envahisseurs successifs qui, découragés, se retiraient. Mais la raison essentielle de l’extrême division des Afghans en clans rivaux, à l’intérieur des mêmes ethnies et des mêmes tribus, réside dans le problème de répartition des eaux. Hormis le conflit afghan, une autre guerre oppose les seigneurs tout puissants et riches propriétaires d’une rivière aux vrais maîtres du trafic de drogue qui n’hésitent pas à recourir aux seigneurs de la guerre pour menacer les paysans des oasis et des plaines fertiles. Des seigneurs de la guerre qui deviennent alors des despotes et sont supplantés à leur tour lors de nouvelles prises de contrôle du pouvoir tribal. Un mécanisme ancestral de la société afghane qui a été transplanté dans les secteurs les plus lucratifs de la vie économique d’Afghanistan. Avant l’invasion américaine de 2001, les Taliban étaient parvenus à mettre fin au trafic de drogue et par extension, à toute la corruption gouvernementale qui, aujourd’hui comme hier avant l’arrivée des Taliban, ferme les yeux sur l’immense business de la résine d’opium. La corruption étant littéralement un sport national, ce mécanisme n’est sans doute pas pour déplaire aux multinationales pharmaceutiques depuis le projet de légalisation de l’opium par le Baron Mark Malloch-Brown, un proche de George Soros étant surtout connu pour son financement des ONG générant des révolutions de couleur mais aussi pour être un grand partisan de la dépénalisation de la drogue [1]. 

    les routes d'exportation de l'opium afghan

    L’Afghanistan constitue ainsi un paradoxe assez incroyable car étant un des pays les plus pauvres du monde, qui se situe presque au bas de l’échelle de l’indice de développement humain de l’ONU (174e pays sur 178) et de l’indice de pauvreté humaine [2], il est de loin le plus grand exportateur des drogues illicites au monde, dont la valeur de revente est estimée à 60 milliards de dollars américains [3]. Une question intéressante à se poser est où va tout cet argent ? Plus curieux encore, qui donc en profite ? Cette seule économie ferait décoller l’Afghanistan et l’exploitation de ses minerais stratégiques – charbon, fer, cobalt, chrome, mica, bauxite, zinc, plomb, beryllium, lithium, or, rubis, saphir, émeraude et lapis-lazuli – propulserait l’Afghanistan au rang d’importante puissance exportatrice d’Asie Centrale. Des gisements dont l’étendue des ressources demeure incertaine mais qui attise la convoitise des grands pays industriels que sont les Etats-Unis, le Canada, le Brésil, la Russie, la Chine, l’Inde et le Japon [4].


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