Une grande question a taraudé le XXème Siècle : comment le communisme et le fascisme ont-ils été possibles ? Comment tant de gens intelligents et de bonne foi ont-ils pu y croire ?
Le début du XXIème Siècle soulève une question plus intrigante encore : que se passe-t-il si tout le monde se trompe en même temps ? Comment une bulle se dégonfle-t-elle s’il n’y a personne en dehors pour la faire éclater ?
Une serpillère dans le Goulag
La bulle, c’est l’Europe, et plus précisément sa manifestation la plus tangible : l’Euro. Peut-on comparer l’« européisme » au communisme ou au fascisme ? Écartons tout de suite tout malentendu : il n’y a pas de Goulag à Bruxelles, et le brave van Rumpuy, dont le charisme avait été comparé à celui d’une serpillère humide, ferait un bien piètre kapo. Non, la ressemblance est ailleurs, dans la ferveur messianique, et superbement déconnectée du réel, qu’ont inspirée ces idéologies. Que l’européisme n’ait jamais eu besoin de recourir à la terreur pour s’imposer ne rend son triomphe que plus remarquable.
Même à l’apogée de leur prestige respectif, les hideuses sœurs jumelles du XXème Siècle n’avaient jamais réussi à convaincre qu’une partie de l’Establishment ; il y’avait toujours eu en France un grand nombre de politiques et d’intellectuels qui n’avaient adhéré ni au communisme, ni au fascisme. Alors qu’elles se sont effondrées, brutalement en 1945 pour le fascisme, progressivement entre 1956 (XXème Congres du PC d’URSS, insurrection de Budapest) et 1989 pour le communisme, il n’a donc pas manqué de procureurs pour dresser leur acte d’accusation. Nul n’aime reconnaître ses erreurs, il est donc souvent nécessaire que les autres nous mettent le nez dedans. Les adeptes du fascisme ont subi l’Épuration. Les communistes ont bénéficié de plus de mansuétude : les plus intègres ont reconnu et analyse leurs erreurs, d’autres ont choisi de s’accrocher à leurs dogmes. L’indifférence et le discrédit ont été leur sanction.
Tous ensemble tous ensemble
Venons-en à l’Euro. Nous nous trouvons la dans la situation inédite ou tout l’Establishment a participe à une erreur majeure. Prenez tout le gratin de la politique, des média et de la haute fonction publique des 20 dernières années. Ne perdez pas votre temps avec les marginaux et les franc-tireurs, les rigolos et les trublions. Non, je ne veux que du doré sur tranche, du respectable, du 100 carats, la crème de la crème. En vrac, coté politique : Mitterrand, Delors, Juppé, Rocard, Giscard, DSK, Bayrou, Balladur. Cote haute fonction publique : Trichet, Jouyet, Lamy. Cote média : Minc, Boissonat, Colombani, Fottorino, Duhamel, Barbier, Giesbert, Imbert. Prenez tout ce beau monde donc, et voyez ce qu’ils ont dit sur l’Euro au cours des 20 dernières années. Ils étaient tous pour, et ce pour une raison bien simple : l’européisme était la condition sine qua non d’appartenance au « Cercle de la Raison » (selon l’expression merveilleusement arrogante d’Alain Minc) : la boucle était bouclée. Du coup, ils se sont tous trompés sur tout. Non seulement cela, mais ils se sont trompés dans les grandes largeurs : c’est à chaque fois précisément le contraire de ce qu’ils avaient anticipé qui est arrivé. Un récapitulatif :
Avant l’introduction de l’Euro :
Ils ont dit : l’Euro va générer une phase de forte croissance et le retour du plein-emploi.
Les faits : l’Eurozone a été la zone de plus faible croissance au monde dans les années 2000. Quant au plein-emploi...
Ils ont dit : l’axe Paris-Francfort va supplanter Londres comme premier centre financier européen.
Les faits : Londres a considérablement accru sa suprématie sur Paris et Francfort, dont les salles de marché ont décampé l’une après l’autre au cours de la décennie pour traverser la Manche.
Ils ont dit : jamais les pays de l’Eurozone ne devront renflouer d’autres pays de l’Eurozone ; d’ailleurs, le Traité de Maastricht, devenu en 2007 Traité de Lisbonne, l’interdit formellement. Et puis de toute façon, la question ne se pose pas, puisque chacun sait qu’il est inconcevable qu’un pays de l’Eurozone fasse faillite.
Les faits : plans de sauvetage massifs de la Grèce, puis de l’Irlande, bientôt du Portugal, en attendant l’Espagne. Tant pis pour les Traités.
Ils ont dit : jamais la Banque Centrale Européenne n’achètera des obligations d’un État européen, d’ailleurs ses Statuts l’interdisent formellement.
Les faits : la BCE intervient massivement pour acheter les obligations des États en crise, soit directement, soit indirectement au travers des banques de ces pays. Tant pis pour les Statuts.
Ils ont dit : la Grande-Bretagne demandera piteusement au bout de quelques années à intégrer l’Euro.
Les faits : oh, que non !!!
Pendant les premières années de l’Euro :
Ils ont dit : succession de « miracles » économiques européens. Miracle hellénique (eh oui ! On l’a un peu oublié, celui-là, mais en 2004, lors des Jeux Olympiques d’Athènes, il n’y en avait que pour lui), miracle espagnol, « Tigre Celtique ».
Les faits : Grèce, Espagne, Irlande... Les miracles étaient tous des mirages.
Depuis la crise (2008 à aujourd’hui) :
Ils ont dit : l’Eurozone sera épargnée par la crise (la métaphore en vogue était celle du paquebot qui résiste à la tempête, pendant que les frêles esquifs tout autour chavirent).
Les faits : alors que le reste du monde sort de la crise (poussivement aux États-Unis, vigoureusement dans les pays « émergents »), l’Eurozone continue de s’y débattre.
Ils ont dit : l’Eurozone sera un pôle de stabilité financière dans un monde instable.
Les faits : l’Eurozone est devenu l’épicentre du risque financier systémique, tandis que le reste du monde est convalescent.
Ils ont dit : l’Euro supprimera le cycle de bulles spéculatives suivies de crises violentes.
Les faits : l’Irlande et l’Espagne ont connu des bulles spéculatives plus spectaculaires que partout ailleurs, qui ont explose de façon plus douloureuse que partout ailleurs aussi.
Ils ont dit : entre l’Islande et l’Irlande, la seule différence, c’est l’Euro.
Les faits : ca, par contre, c’est bien possible ! Le résultat des courses, c’est que l’Islande aujourd’hui sort de la crise toute guillerette, malgré ses volcans intempestifs, tandis que l’Irlande est à l’agonie. Ooops ! Ce n’était pas dans le scenario !
Ils ont dit, lors du premier paroxysme de la crise grecque, en mai 2010 : c’est un complot des spéculateurs anglo-saxons. La preuve, c’est qu’ils épargnent l’Irlande, évidemment, parce que c’est de Dublin qu’ils gèrent leurs fonds (en raison de la fiscalité ultra-favorable de l’Irlande).
Les faits : épargnée, l’Irlande ?...
Au bilan, rarement aura-t-on vu idéologie se faire aussi férocement déchiqueter par les faits !
Perfide Albion
On devrait donc entendre tonner les procureurs, on devrait voir les repentis battre leur coulpe, n’est-ce pas ? Traversez la Manche, et c’est bel et bien ce qu’il s’y passe. En Grande-Bretagne, une très grande partie de l’élite avait pris parti pour l’Euro dans les années 90 et 2000 : Blair et la majorité du Labour, les Libéraux-Démocrates, le groupe de presse Pearson (The Economist, the Financial Times), The Guardian, une bonne partie de la City, les « éléphants » du Parti Conservateur (Clarke, Heseltine, Howe), ceux qui avaient poignardé Margaret Thatcher en 1990 en raison de son refus « déraisonnable »de s’engager dans l’unification monétaire. Du très beau linge. Oui mais en face, il y’avait quand même aussi du répondant : une fraction croissante du Parti Conservateur, le groupe de presse Murdoch (notamment The Times), Daily Telegraph, et un Gordon Brown très tiède sur le sujet.
Aujourd’hui, tout le monde en Grande-Bretagne reconnaît l’échec de l’Euro. Les europhiles d’hier ont déserté la cause l’un après l’autre sans tambour ni trompette et, jetant un regard inquiet sur le voisin irlandais, le pays se félicite de ne pas être dans la même galère. Du coup, les « anti » de toujours se délectent à brocarder les ex « pro », pénitents de fraiche date. Pendant la campagne électorale, David Cameron (anti) se faisait un malin plaisir lors des débats publics de relire avec une emphase ironique les anciennes déclarations euro-lyriques de Nick Clegg (pro). Rires goguenards de l’audience, bredouillements embarrassés de Nick Clegg (« vous citez mes propos hors de leur contexte... Bien entendu, je ne voulais pas de l’Euro pour tout de suite !... De toute façon, je garantis que si je suis élu, je resterai en dehors de l’Euro pendant toute la durée du mandat »). Petit jeu cruel mais sain : rappelons-le, nul ne prend plaisir à reconnaître ses erreurs, il faut que l’on nous y aide un peu ! De même, un député européen eurosceptique (ca existe, là-bas) demande-t-il aux ex- « pro Euro » les plus éminents de s’excuser publiquement de leurs erreurs, en rappelant pour chacun d’entre eux leurs anciennes déclarations pro-euro. Certains l’ont fait, la plupart ont refusé de lui répondre, mais peu importe désormais : ite missa est.
En France, rien de tel, et pour une raison bien simple : quels seraient les « anti » qui pourraient sommer les « pros » de rendre des comptes ? Toutes nos élites sont dans le même bateau, ils couleront donc tous ensemble. Il n’est pas de solidarité plus implacable que celle des complices dans l’erreur. Malheur à celui par qui le scandale arriverait ! Tant qu’ils s’en tiennent tous au même discours, ils font front, on ne peut pas les attaquer. Par conséquent, ne vous faite pas d’illusion : vous attendrez en vain de lire dans le Monde ou dans l’Express l’article qui tirerait un bilan des échecs de l’Euro et des erreurs des europhiles, comme nous l’avons fait plus haut. On aurait beau jeu de leur rappeler qu’ils en ont toujours été les zélateurs. Pourtant, ce serait amusant, comme idée d’article, non ? Ça nous changerait de Sarkozy matin, midi et soir, ou des marronniers sur le pouvoir des francs-maçons. Et tandis que la crise de l’Euro n’en finit pas de se métastasier de pays en pays (tiens, maintenant c’est la Belgique qui s’y met, aie, ce n’est plus « la périphérie », ca, la Belgique !), il y’a peu de sujets qui soient plus d’actualité. Mais il serait trop douloureux aujourd’hui de reconnaître une erreur d’une telle ampleur, et le reste de l’Establishment se vengerait impitoyablement d’une telle rupture de solidarité venant de l’un des leurs. Imaginez : vous êtes rédacteur en chef d’un grand journal, vous passez à la télé, vous dinez avec les Ministres, la vie est belle, les femmes faciles : seriez-vous prêts à sacrifier tout cela ? Pas évident. Publiez ce maudit article, et le carrosse redeviendra citrouille, retour à la mine. Donc vous continuez, vous creusez le sillon coute que coute : l’Euro est un succès, bien sur, simplement il faut... Il faut que les Allemands comprennent ceci, que les Grecs acceptent cela, que Barroso fasse ce qu’il faut qu’il fasse, il faut que les peuples changent, il faut de nouvelles règles, plus de fonds... L’idéologie n’est pas en cause, non, elle est plus belle et plus rayonnante que jamais : ce sont les faits qui ont tort, les hommes qui ne sont pas dignes du beau cadeau qu’on leur a offert, les vilains spéculateurs qui ont tout gâché. Et les Anglo-saxons : ah, vile engeance ! Comme le monde serait beau, comme l’air serait pur s’il n’y avait pas les Anglo-saxons et leurs noirs desseins !
« Les faits sont têtus » disait Lénine, et l’échec de l’Euro se fait de plus en plus insistant. Le déni ne pourra pas durer éternellement. Les phases du deuil de l’idéologie européenne vont se succéder inexorablement : après le déni (« je vous assure, l’Euro est un succès ») et la colère (« c’est un complot des spéculateurs ! Il faut les punir ! ») viendront la dépression et, enfin, l’acceptation. Peut-être alors pourra-t-on tirer le bilan de cette première grande illusion collective du XXIème Siècle. Pendant ce temps-là se préparera la suivante : l’Histoire ne s’arrête jamais !